Écrire tout haut ce que je pense tout bas

18 novembre 1887
Au moment où naissent ces lignes, je ne sais si ma musique me survivra.                 Seule certitude : les paroles s’envolent et les écrits restent, raison pour laquelle je commence ce journal. J’ai depuis peu 21 ans et il est grand  temps pour moi de marier majorité avec liberté. LI-BER-TÉ . J’en ai déjà eu un avant goût l'an passé en réussissant à quitter le conservatoire, inconfortable maison aussi attirante qu’une prison, Dieu me préserve d’y retourner. Mais pour fuir ce carcan musical, il a fallu que je m’engage dans l’armée … d’où, là aussi, j'ai pu m'échapper par la grâce d’une pneumonie volontairement attrapée, je le confesse, poitrine au vent un soir d’hiver : réformé du 3ème régiment d’Arras (ces 4 mois là-haut m’ont semblé 4 siècles). Adieu képi rigide, paletot et retour à Paris. Voilà maintenant 3 mois que j'ai réintégré l'appartement de mon père et le fait est que je m'y sens maintenant aussi à l'aise qu'un hypocondriaque à un congrès de médecine.

Je pars de là pour arriver ici

21 novembre 1887
Mes bons amis, je couvre de baisers le jour prochain. En effet, demain je quitte définitivement la cellule (qui n’aura jamais si bien porté son nom) familiale. J’emménage dans une petite chambre rue Condorcet. Fi de ma belle-mère et de son encombrante mère acariâtre. Je laisse mon père avec ces deux vaches-là. Pauvre homme. Quand ma très chère et douce maman disparut, il semblait si inconsolable que l’idée ne m’avait pas effleuré qu’il se remarie un jour. De surcroît avec une demoiselle de 10 ans son aînée. Étrange d’être encore demoiselle quand on a largement l’âge d’être madame, non ?
« Je vous présente Eugénie Barnetsche. Elle est professeur de piano ». 
La belle affaire ! Aucune autre sur terre ne remplacera jamais ma mère, Jane. Jamais ! Huit ans que je souffre cette Eugénie qui s’attelle à régenter ma vie. Sans compter son académisme musical dépourvu de tout intérêt et qui m’insupporte au plus haut point. Merde à l’esclavage artistique ! Il y a quelques jours encore, une fois de plus, une fois de trop, elle s’est immiscée dans mon intimité. S’asseyant sur la bienséance, c’est sans prévenir qu’elle a ouvert la porte de ma chambre et, de fait, m’a surpris en compagnie rapprochée de la petite et fort aimable bonne de notre appartement.     Quel scandale ne nous a-t’elle pas fait !? Nous ne faisions pourtant rien de mal, oserais-je avouer que nous nous faisions même plutôt du bien. Mais que les choses soient claires, je n’ai en aucun cas dépassé les limites que la décence impose à un jeune homme vis-à-vis d’une jeune femme et n’ait donc porté atteinte à son honneur. Et quand bien même c'eût été mon souhait, je n’en aurais pas eu le temps, la marâtre veillait. Il est temps pour moi de larguer les amarres. Je ne supporte plus cette illusion de famille recomposée. Décomposée. Je m’en vais composer ailleurs. Voler de mes propres ailes. Vivre de mon propre zèle.
Erik (avec un K comme dans viking) Satie. Demain, 50 rue Condorcet.


Salammbô

4 décembre 1887
Ce matin il fait un froid à ne pas mettre un canard dehors.                        
Dans la rue, les gens n’ont qu’un nom à la bouche qu’ils prononcent enveloppé dans un nuage de vapeur : « Sadi Carnot ». Je ne suis pas mécontent d’avoir un ancien voisin à l’Elysée. En effet, notre nouveau président de la République élu hier a fait ses études au lycée Condorcet qui se trouve, non pas à 2 pas de mon nouveau chez moi, mais à exactement 41 (je les ai comptés tout à l’heure sous le regard intrigué du charcutier). Depuis hier soir je relis pour la seconde fois « Salammbô ». Monsieur Flaubert, vous êtes pour moi une source d’inspiration. Grâce à vous et vos Grecs, j’ai des idées de Gymnopédies qui me trottent dans la tête et agitent mes doigts. Ce soir, mon ami Contamine de Latour tient à me faire découvrir un nouvel endroit : Le Chat Noir. Cela tombe bien, j’ai soif de découvertes … et soif tout court, je dois bien l’admettre.


Notre-Dame

5 décembre 1887
Au lendemain de ma première soirée au Chat Noir, je me suis réveillé avec une telle gueule de bois que je n’ose tousser de peur de cracher des copeaux. À défaut de ne pouvoir travailler quelques accords de la Gymnopédie que je compose actuellement (mon pauvre crâne migraineux supporte à peine le bruit assourdissant des passants sur le pavé) une fois déposé ces quelques mots, je me rendrais encore à Notre-Dame. Dieu que j’aime cette cathédrale. Des heures entières je contemple sa nef, j’admire ses arcs boutant, je me remplis de la lumière de ses verrières, de la profondeur de ses peintures. Chaque pierre respire Dieu. Prier dans un lieu si majestueux est un privilège dont je ne me lasse pas. Et les orgues, les chants, la musique ! Dieu en personne fait jouer les anges …
Et cette migraine qui ne passe pas. Si je dois retourner un jour au Chat noir, je mettrai un chapeau Laurent.


Champagne !

27 décembre 1887
Aujourd’hui c’est champagne pour tout le monde ! ... mais en fait, non.
Pardonnez votre serviteur mais le pécule que m’a donné mon père quand j’ai quitté la maison n’autorise pas la roteuse, ce sera donc absinthe pour tout le monde et calva pour mes compatriotes normands. Mes chers fidèles liseurs, je suis fier de vous annoncer que pour la première fois, deux de mes compostions, « valse ballet » et        « fantaisie valse », ont été publiées dans le journal « Musique des Familles ».    
Voilà pourtant deux ans qu’elles étaient déjà couchées sur le papier.
De fait, mes quatre ogives composées (sans aucune barre de mesure n’en déplaise aux méchants) l’an dernier reprennent espoir. Depuis plus d’un an, elles sommeillent dans leur tiroir, probablement au grand bonheur de mes désormais anciens professeurs du carcéral conservatoire mais pas à celui, j’ose espérer, du public qui apprécie les artistes neufs qui combattent les « je-reste-sur-place ».
Mes ogives sont pures. Je ne les ai pas recouvertes de toutes ces lourdeurs orchestrales qui épatent tant la galerie « des oreilles poussiéreuses », vous savez, celle qui vassalise et fait l’opinion. Mais un temps viendra.
Hier je me suis rendu côté boulevard Magenta où mon père tient sa papeterie, convertie en librairie musicale puis en maison d’édition. Ne serait-ce pas pour faire plaisir à sa bien -ainée de dix années, accessoirement son épouse ? J’ai donc demandé à mon bonhomme de père s’il pouvait éditer trois accompagnements que j’ai composés sur des poèmes de mon ami C. de La tour. Il le fait pour cette Eugénie Barnetsche, il peut bien en faire autant pour mes petites pièces musicales et celles de mes amis n’est-ce pas ?
La prochaine fois, je lui parlerai aussi de mes « Sarabandes ».
Je m’habitue de mieux en mieux à mon bon quartier. Même si j’aime toujours autant fréquenter Notre Dame et la Bibliothèque Nationale, royaume de culture, je confesse que les nuits montmartroises me ravissent. J’ai encore récemment découvert, en haut de la rue des Martyrs, le Divan japonais, un café-concert où est aménagé au sous-sol   « un temple du bonheur. » Si vous saviez … il faudrait que je consacre un chapitre à chaque lieu que je découvre … plus tard peut être. Pour l’instant , je me prépare à me rendre au Chat Noir. Encore une fois. Mais cette fois-ci j’ai décidé que le garde suisse à l’entrée me présenterait à l’assemblée d’Hydropathes, d’artistes en tout genre et autres Lulus berlus sous le nom du              « Gymnopédiste ».


Songe d'une nuit d'hiver

14 septembre 1888
De plus en plus j’éprouve, sans réprouver, cette sensation d’isolement en société. C’est comme si j’habitais une île déserte au milieu d’un océan humain dans lequel, régulièrement, j’aime plonger puis, après m’y être bien baigné et rafraîchi, je retourne me sécher sur mon îlot à l’ombre d’un palmier (j’ai horreur du soleil). Et même si j’apprécie cette solitude et l’indépendance qu’elle me procure, il arrive qu’elle me pèse … comme ce soir. Mon frère Conrad me manque. Et Olga aussi, ma petite sœur. Comment vas-tu ? Que tu dois toi aussi te sentir bien seule, là- bas en Normandie. Et toi, cher Oncle Adrien, cher Sea Bird, si tu voyais ma vie. Que tu aimerais ! Montmartre, les cabarets, les artistes, cette douce folie que tu apprécies autant que ton bateau. Et ma mère ? Je retourne à mon piano.


"Monsieur le pauvre" de jour, "Gymnopédiste" de nuit

5 mars 1889
Aujourd'hui encore, je me suis réveillé tard … le propriétaire m'a réveillé tard serait plus conforme à la réalité. Ah ! Si ce grigou pouvait être aussi prompt à réparer la fuite qui altère mon sommeil qu'à réclamer ses 15 frs de loyer mensuel ! Son arythmique " toc toc " à ma porte contrastait avec le " floc floc " métronomique de cette maudite fuite. C'est barbe hirsute et cheveux longs en bataille que j'enfilais ma chemise en pilou puis allait ouvrir à contrecoeur.            
Je l'invitais officiellement à revenir en fin de semaine afin de toucher son dû et, entre deux portes, lui glissais deux mots sur l'évasion aquatique qui inondait lentement mais sûrement le coin sud de ma chambre. Après quelques sonores râleries, le bougre disparaissait de ma vue mais pas de ma vie. Dommage. 
Ces temps-ci, je fréquente de plus en plus les cabarets et de moins en moins Notre-Dame. Dieu ne m'en voudra pas … du moins je l'espère. A ce propos, je me demande parfois si je ne serais pas Dieu lui-même, oui, j'ai remarqué qu'en priant je me parlais à moi- même. Mais oublions cela et retournons sur cette terre terreuse. Le fait est qu'il serait sérieusement temps pour moi d'avoir quelques rentrées d'argent ; le pécule que m'a laissé mon père fondant aussi inexorablement qu'un sucre d'orge dans la bouche gourmande d'un marmot. Et si ma fréquentation nocturne et régulière, entre autres du Chat noir, m'apporte richesse morale et artistique il n'en va pas de même pour ma richesse financière. L'idéal serait de joindre l'utile à l'agréable. Peut-être devrai-je m'arranger pour faire savoir à qui veut m'entendre que je recherche un travail comme tapeur à gages. La musique légère pèsera certainement plus lourd dans mes poches que mes compositions. Ou pourquoi ne pas donner des cours de piano à quelques progénitures de nantis ? 


    

Lourd comme une plume

18 octobre 1889
Vénérés liseurs inconnus, en ce jour de la Saint-Luc, patron des artistes (qu'il doit être occupé pour ne même pas avoir le temps de jeter un oeil sur mes compositions !) je me porte bien mieux que mon portefeuille, quoique que je ne sois guère plus épais que lui. Je suis heureux d'avoir conquis mon indépendance mais, revers de la médaille, j'ai dû sous la pression des urgences quotidiennes vendre tous mes meubles, et, certains d'une telle valeur financière qu'il m'a été douloureux de les céder à un injuste prix. Ne me reste plus que ce lit au sommier souffreteux où, faute de chaise, je suis présentement assis et cette petite table sur laquelle je me pose afin de laisser glisser ma plume. Mais je ne me plains pas de l'actuelle situation. Les difficultés financières (que j'aime à cultiver l'euphémisme) n'entament en rien, ou à peine, ce bonheur de composer ma propre vie et composer tout court ; en ce moment, des Gnossiennes. Quand je ne crée pas dans mon coin, je joue pour les noctambules de la Butte. Depuis quelques mois, j'ai la chance que Salis m'ait engagé au Chat Noir comme tapeur à gages pour remplacer Fumet. Les quelque sous qui entrent dans ma poche ne font pas long feu certes, mais qu'importe, je me sens autant à ma place dans cet endroit qu'un pape catholique au Vatican. Je côtoie, au milieu des vapeurs d'alcool et des stratocumulus de fumée, tout ce que Montmartre compte d'artistes plus ou moins talentueux et de toutes disciplines. Certains délirent tout haut, d'autres délitent tout bas, d'autres encore se battent à coups d'aphorismes … à ce propos, et ni voyez aucun chauvinisme, Alphonse Allais mon cher compatriote et voisin de naissance (nous sommes nés à quelques encablures) est certainement le plus doué de cette hétéroclite assemblée de maîtres de l'humour (où votre serviteur apporte parfois avec toute la modestie qui le caractérise, son écot à ces joutes verbales). Oui, j'aime l'idée que je suis une pièce de ce " temple de la convention farfelue " comme l'a appelé l'autre soir mon ami Delatour. Sanctuaire de riche folie où bourgeois, manants, intellectuels, hommes politiques, artistes, se côtoient, s'interpellent, s'asticotent, se rabibochent et lèvent le coude à l'unisson. Relations admirablement incongrues. Quant à la rue Condorcet, je songe sérieusement à la quitter pour m'installer au coeur de Montmartre. Plonger corps et âme en plein pays de bohème. Et si j'en parlais à Delatour ? Nous pourrions partager le loyer qui soutient le même toit ?












courir derrière les escargots


13 juin 1890
Ces derniers mois je bois plus que je ne le devrais. Alphonse m'a dit que l'absinthe est l'anesthésique qui permet de supporter l'opération de la vie. Tiens donc ? Pourtant " monsieur le pauvre " ne se sent pas en mal … au contraire même, puisque j'ai réalisé un de mes rêves ; quitter " l'extra-muros " rue Condorcet pour planter mon âme en plein coeur de Montmartre; installé dans une petite chambre en haut de la rue Cortot, au 6. Je ne suis qu'à quelques pas du Sacré-Cœur derrière lequel, parfois, je contemple discrètement les religieuses dans leur enclos qui taillent les arbres fruitiers, en les enviant d'avoir trouvé l'Essentiel. De ma piaule au dernier étage, la vue s'étend jusqu'à la frontière belge, c'est dire si je domine ce maquis, cette capitale des artistes, cet immense atelier.
Mes nuits blanches au Chat noir, en compagnie des Verlaine, Mallarmé et autres illustres inconnus, s'écoulent jusqu'à ces petits matins où, plombé de fatigue et lesté d'alcool, le chemin du retour jusqu'à ma chambre me semble, certains jours, aussi éprouvant que marcher dans la mer… comme dans ces rêves où j'essaye de fuir mais où mes jambes sont aimantées aux pavés et faire un pas demande un effort surhumain … comme une étrange impression de courir derrière les escargots.        
Mais quelques heures de sommeil suffisent à me redonner des ailes et vers midi,  
je suis prêt à retourner affronter le jour et la nuit.
En juillet dernier, lors de l'Exposition Universelle, ma découverte et mon engouement pour la musique roumaine ne m'ont toujours pas quitté et m'inspirent encore pour mes Gnossiennes. Autant la nuit je tape de rudes saloperies pour Salis, pour l'argent, autant le jour je m'amuse à composer sérieusement. Pour la gloire ?
Déjà 20h. La nuit s'annonce, il est temps pour moi de m'absinther.

un satie, debussy, trois gnossiennes

Lutèce, mars entre deux giboulées, 21 ème jour, en 1800 + 91
Ce long et rude hiver qui s’est abattu sur nos pauvres carcasses ne s’est pas contenté de geler la Seine, il en a aussi profité pour glacer mes relations avec Salis. Les réflexions répétées de Monseigneur Rodolphe ont fini de me chauffer les oreilles (Dieu le bénisse ! Avec ce froid il m’a peut être évité un rhume de cerveau) au point que j’en ai claqué la porte du Chat Noir et ses moustaches.                                                 Mais rassure-toi loyal anagnoste, la loi des vases communicants a fait son oeuvre : quand se ferme une porte, s’en ouvre une autre, et dans mon cas celle de l’auberge du Clou sur l’avenue Trudaine. J’y officie aujourd’hui comme tapeur à gages, certes pour un maigre salaire, mais salaire tout de même, primordial en cette période de disette qui s’éternise.

Du Clou, outre sa plaisante clientèle, j’affectionne particulièrement sa terrasse vitrée qui avance sur le trottoir. Entre deux mélodies frivoles, j’aime m’y assoir pour y chopiner. A ce propos, il y a quelques jours, alors que j’étais en pause à ma chère terrasse (avec vue à ma droite sur la rue des Martyrs, à ma gauche sur la rue Lallier) et que j’utilisais mon temps et un crayon pour gribouiller sur la nappe en papier un petit dirigeable malfaisant, une voix me demanda la permission de s’assoir à ma table.
Je levais les yeux et aperçus un homme portant le bouc et un chapeau couvrant un grand front, signe d’intelligence ai-je ouïe dire. Cet homme m’apparut sympathique et me plut immédiatement.
« Achille-Claude Debussy » se présenta-t-il.
Ce premier prix de Rome et moi devisâmes un bon moment. Le fait est que nous avons beaucoup d’aspirations communes. Ses idées, une certaine vision des choses et son anticonformisme musical même si encore trop conforme à mon goût me ravissent.
Nous avons prévu de nous revoir. Peut-être deviendrons-nous même amis ?
Ce mois-ci, j’ai terminé la composition de ma 3ème Gnossienne et m’attaque à la 4ème.
En parallèle et en collaboration avec Mon Ami de Latour, nous travaillons à un ballet chrétien en trois actes : Uspud.
Épatons le public ! Épatatons ces beaux imbéciles des institutions musicales.
Il est probable que prochainement je dusse déménager encore.
En épitaphe à ma porte il y aura : « Faute de revenus, il partit. » 
Je garde espoir de pouvoir loger à la même adresse, mais cette fois dans le local du rez-de-chaussée. Prions que le propriétaire accepte de louer cette toute petite pièce à ma toute petite personne avec sa toute petite bourse … qu’il est temps d'ailleurs que j’aille remplir de quelques sous.

Ce cher Debussy


Un boa dans mon placard

27 mai 1891
Debussy et moi aimons fureter à la librairie de l’Art indépendant et, il y a quelques jours, nous sommes tombés sur Joseph Paladan, Grand Maître et fondateur de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix.              
Je n’étais pas en terre inconnue puisque plusieurs années auparavant, Delatour m’avait parlé de ce grand « Sâr Paladan » et même conseillé un de ses livres :     « Le Vice suprême » ;  je dois dire que j’avais apprécié le contenu de cette ésotérique lecture et avais donc un à priori favorable sur cet homme à la barbe aussi fournie qu'un buisson sauvage.                        
Dans la discussion, il nous glissa qu’il souhaiterait que Claude et moi intégrions son église puis rajouta avant de nous quitter qu’il cherchait un maitre de chapelle … proposition à peine voilée à laquelle ni Claude, ni moi n’avons encore répondu.
Pour l’instant. Car en ce qui me concerne la question mérite d’être étudiée.           Un retour aux sources de la simplicité et un approfondissement des valeurs spirituelles ne seraient  pas pour me déplaire. Reposer mon esprit de l’agitation et des vicissitudes de la vie montmartroise dans laquelle je baigne jour et nuit, voire même nuit et jour, pourrait être salutaire à mon âme. Sans compter qu’une musique empreinte de religiosité me ramènerait sur ce chemin que Maître Vinot (mon premier professeur à Honfleur) m’avait fait découvrir. Plus j’écris, plus j’y pense et plus j’y pense, plus j’envisage d’accepter ce statut de maitre de chapelle.                 Il faut vite que j’en parle à Claude.
   
Mais si mon évolution spirituelle est envisageable, ma descente immobilière est consommée ; ne pouvant plus suivre le rythme infernal et mensuel de mon loyer, j’ai réussi à obtenir du propriétaire qu’il me loue la pièce du rez-de-chaussée.         Et puisque tout est proportionnel, en descendant de 2 étages, je paye donc 2 fois moins cher pour 2 fois plus petit. Si petit que " placard " me semble d’ailleurs plus approprié que pièce.                                 
Bien que " placard " évoque plutôt un rectangle, il se trouve que le mien, de placard, est une sorte de carré carré carrelé sans carreau, le tout agrémenté d’une touche d'exotisme, sous forme d’un long boa en fonte ayant eu l’idée saugrenue de s’installer dans ma " chambre " et, non content de la traverser d’est en ouest, le reptile passe ses journées à digérer les eaux ménagères qui se déversent en cascades à intervalles irréguliers dans son long corps, accablant ainsi mes oreilles de ses assourdissants borborygmes. 

Outre le bruyant tube-animal, mon minuscule espace contient un lit qui prend toute la place, laissant juste un petit coin pour mon coffre « à tout ranger ». 
Tout est tellement compact que même la porte ne peut plus entrer dans la pièce quand on la pousse. Elle laisse à peine un entrebâillement par lequel je me glisse afin de pénétrer dans mon chez moi.  
Mais l’exiguïté du lieu-dit " ma chambre " ne m’empêche pas, assis sur mon lit, de calligraphier ou bien d’affabuler aux crayons tout ce qui me passe par la tête.        
À ce propos, je dois avouer que si j’aime qu’on écoute ma musique, en revanche je ne souhaite pas que l'on voie mes dessins, et, hormis Conrad, mon cher et tendre frère bien aimé, personne ne les verra jamais.
Jamais.

Ils me tapent sur les Wagner avec leur Richard

Paris le 16 du mois de mars 1892 . Veille de demain.
Je n’ai jamais apprécié le statut d’élève mais je goûte en revanche celui de Maître ; 
de chapelle certes, mais la dénomination reste la même n’est-ce pas. 
Moi, Maître de chapelle de la Rose+Croix. 
Moi, Compositeur officiel pour le Sâr Palandan qui m'a ouvert les portes de son Temple.
Celui-là même qui m’appelle « mon frère », loue la mystique et dont les 7 péchés 
capitaux se nomment : cafés, cercles, journaux, caf'conc, jeux, sports et lupanars ... l'Occultissime y va fort. 
Si mes compagnons de bacchanales, noctambules camarades du Moulin de la Galette ou du Clou savaient ça ! J’entends déjà leurs éclats de rire s’élever au-dessus des nuages, survoler l’Europe à saute-mouton et résonner toujours aussi fort à l’entrée du détroit du Bosphore.                 
Mais le Bonhomme aimante le mondain et, j’ose le dire, m’offre un public. 

Un juste public ou …? 
Je ne trouve pas le sommeil. Dans les deux mains j’ai la tête, j’ai la tête à demain.
Je pense. J’appréhende. Plus qu’une nuit et « Le fils des étoiles » fera entendre pour la première fois mes accords à la galerie Duran-Ruel. 
Et ce satané public va t’il aimer ? M’aimer ?
J’aspire à peindre la musique comme joue du pinceau l’admirable et vénéré Puvis 
de Chavannes ; mais le Sâr Paladan veut de la choucroute Wagnérienne et j’ai dû composer un trompe-l’oreille. Le Sâr, malgré mon admiration, est un faiseur doué en paroles mais aveugle des oreilles ; il rêve « Le fils des étoiles » aux airs Bayreuthien ! 
Il veut de l’art total !? Partir de A comme Allemand pour aller jusqu’à Z comme Zut Zut et Zut !? Alors nous partirons de A, irons à B puis C mais je vous détournerais du chemin sans vous en rendre compte et retournerais à A ah ah ah !

Son prix de Rome sous un bras, son projet de wagnérie sous l’autre, nos pieds sous la table et nos culs sur des chaises, je disais il y a peu à mon très cher Debussy que Wagner, oui c'est beau, mais ce n'est pas nous. Faisons plutôt jouer et parler nos personnages, arrêtons grimaces et leitmotiv.  
J’aime vraiment bien Claude, j’espère qu’il m’aura entendu.
Et les autres aussi. Car oui, je le dis haut et fort : 
ils me tapent sur les Wagner avec leur Richard !

                                                                                                               Erik Satie ++


                                                                                       
                                                                                                                 

Je brûle au Paradis

Sous ma couverture ocre rouge, le 14 février 1893 (soit 30 jours et 10 heures que j’ai embrassé son cœur)
C’est donc ça l’Amour ? Le Véritable Amour ? Depuis le temps que j’en entendais parler. Que je le lisais, le voyais, le respirais, le sentais tout autour de moi sans avoir jamais droit d’y goûter. Et me voilà maintenant invité à sa table, en place d’honneur. 

Biqui, ma chère petite Biqui, comme je vous chéris toi et ton fichu caractère.
Que je t’aime bêtement quand tu me souris. Que je t’aime aveuglément quand je te vois. Que je t’aime à la folie quand tu es sage. Que je t’aime douloureusement quand tu m’échappes. Que je t’haime quand tu m’énerves. Que je t’aime toujours.
Ma beauté céleste, tu as envahi mon cœur et annexé jusqu’à la dernière cellule de mon être.

Tiens, alors que j’écris, les cloches de Saint-Pierre viennent de sonner l’angélus.
Ma Biqui n’aurait donc quitté mes bras que depuis seulement 2 heures !?
Non, impossible ! Du temps des pendules et montres à gousset peut-être, mais du mien elle est partie depuis déjà des siècles.
Que je languis ce soir de la retrouver. Mais à ce moment précis, je suis loin d’elle et chaque seconde s’étire jusqu’à l’infini. Je crains que la nuit décide soudain de ne plus tomber, comme le matin décida un jour de ne plus jamais se lever pour ma mère.

Biqui, ma douce Biqui, cet excès de bonheur, ce cristal si beau mais si fragile que tu m'offres, il me semble qu’au moindre souffle mauvais, il explosera en des milliers de morceaux et que chaque éclat déchirera des bouts de moi-même.
Tel un prisonnier qui, où qu’il se tourne, n’aperçoit que des murs, moi tel un esclave pris dans des filets d’or, où que je regarde, tout ce qui m’entoure porte le masque de ma maîtresse.

Biqui, ma tendre Biqui, son corps, mes mains, ses lèvres, ma bouche, son cœur, mon âme. Je rêve d’un ménage à quatre : elle, moi, sa peinture, ma musique.
Je ne désire rien d’autre que de ne faire plus qu’un avec elle, comme cette nuit, et rester ainsi jusqu’au-delà de l’éternité.
Oh oui je l’aime. Pire, je brûle. Et j’ai peur.
Peur de l’aimer plus qu’elle ne m’aime, de la désirer plus qu’elle ne me désire.
Peur d’être cet homme-oiseau planant au-dessus d'une mer d’étoiles et auquel on va couper les ailes en plein vol pour finir écrasé sur une terre de rocaille réduisant mon cœur en une infâme bouillie.

Je souffre ce Bonheur à juste deux consonnes et une voyelle de Malheur.
Je souffre de ne la vouloir que pour moi seul, tout le temps, partout, pour toujours ; mais comment la garder, elle, aussi insaisissable qu’une anguille dans un baquet d’huile. Je m’en veux de la vouloir autant.
Le vertige m’emporte quand je l’imagine poser dans l’atelier de Puvis de Chavannes, Renoir, ou Lautrec, si grands soient-ils, si respectueux de leur talent que je sois, je ne peux m’empêcher de les détester dans ces moments-là.
Je hais jusqu’à l’insecte qui ose poser ses sales petites pattes velues sur elle.
Combien d’hommes en pensée ai-je tués d’avoir posé leurs yeux sur ses courbes ?
Combien de visages en songe ai-je défigurés pour avoir juste croisé son regard ? 
Ivre d’amour, je ne me contrôle plus et je crains me réveiller un jour avec une gueule de bois dont je ne me remettrais jamais … au moins serais-je peut être vacciné à tout jamais de cette ivresse des sentiments ?

Au matin de notre première nuit ensemble, je lui avais fait ma demande en mariage. Elle avait souri, avait pris ma tête entre ses mains, l’avait posée contre ses seins et tandis que les battements de mon coeur atteignaient le rythme d’un cheval au galop, les siens adoptaient celui lent et régulier de la nourrice qui berce le nourrisson.
J’ai compris alors que je courais à ma perte ; mais comme le papillon attiré par la lumière et qui sent d’instinct qu’il va brûler, je ne peux empêcher ce que je suis d'aimer ce qu'elle est. Et puis qui sait si la foi n'attire pas les miracles ? Que nous vieillirons pas ensemble ? ... espoir désespéré.
En revanche, seule certitude : mon amante m'aimante et je ne peux résister à sa sublime attraction, alors si je dois brûler, ce sera au paradis.

"MA BIQUI" : SUZANNE VALADON

Unhappy birthday to me

Montmartre, 17 mai 1893. Jour de Pentecôte, accessoirement d’anniversaire (le mien)

Les cloches de Saint-Pierre et leurs harmoniques de timbres mêlés m’ont réveillé en sursaut. Seul. Encore une fois. Cette nuit, comme trop souvent, ma Biqui et moi nous sommes disputés et elle est rentrée dormir chez elle, sans oublier de claquer la porte en s’envolant. 
Mes voisins, de plus en plus proche de l’explosion, vont encore me cracher des regards aussi chargés en reproches qu’un dirigeable en Hydrogène.

Après avoir réussi à décrocher mes yeux du plafond et sa multitude de fissures, offrant à mon imagination un planisphère géant des fleuves du monde, que de mal j’ai eu à me hisser hors du lit. Je n’ai pas fait d’excès la veille … tout du moins pas plus que d’habitude, et pourtant ce matin, j’étais moulu, fatigué, ramolli, mort (de fatigue, je vous rassure). 
Puis la révélation : je m’étais endormi à 26 ans et me réveillais à 27. 
L’année que j’avais prise durant la nuit était la cause de ce « coup d’assommoir » matinal. 

Je n’aime pas les anniversaires. Leurs côtés répétitifs, réglés comme du papier à musique qui serait destiné au prix de Rome. Aucune surprise. Quelle tristesse.
Votons donc une loi selon laquelle il serait interdit de faire tomber chaque année son anniversaire à la même date. Beau piment dans le plat quotidien non ?

Pourquoi chiffrer le temps qui passe ? On le sait déjà bien assez qu'il court sans jamais s'essouffler. Incongruité pour ma part que de fêter l’ajout d’un an à mon âge, alors que je devrais plutôt pleurer de le soustraire à ce qu'il reste de ma vie.
Pourquoi célébrer ce pas de plus vers la tombe ? Vers le grand mystère ?
Décidément je préfère que les 17 mai soient des jours comme les autres.

Que ce soir, Hirsutes, Hydropathes ou autres Zutistes me demandent l’âge que j’arrose discrètement, et j’emprunterais alors à mon cher compatriote Honfleurais ce qu’il me glissa l’autre soir entre deux absinthes : « Érik, sais-tu pour quelle raison je ne dis jamais mon âge ? 
Il change tout le temps  ».  À la tienne Alphonse dont j’envie l’esprit.

Je préfère 840 fois faire parler ma musique que mon âge. J’ai beau avancer sur la route, m’exposer au temps, encaisser la vie, « Certains » me prennent encore et me prendront toujours pour une espèce de merdaillon égaré dans un corps d’homme, et pourquoi ? 
Parce que moi, je reste attaché à mes idéaux de jeunesse ! Parce que moi je refuse de me soumettre au diktat en général, musical en particulier ! 
En art il n’est pas de vérité unique, entendez-vous imbéciles !? 
Alors aux « Certains » des Établissements Officiels dont je me tamponne le coquillard d’avoir l’estime, je me joins à ma Musique ainsi qu’à mes rudes saloperies pour vous offrir un bon, un gros, un harmonique, MERDE. C’est moi qui vous fait un cadeau en ce jour d'anniversaire.

Afin d’officieusement valider l’entrée dans mon nouveau club des vingt-septénaires, j’irai peut être ce soir au Lapin Agile ou ailleurs, apprécier simplement, tranquillement avec Alphonse peut-être, sans ma Biqui sûrement, la saveur "gouleyante" d'un vieux Cognac accompagné d’un cigare à l’arôme moelleux.
                                                                                                                                                          
                                                                                                                          Érik
                                                                                                                          6 rue Cortot


                                                         Petit prélude à la journée

Marcellin, les Ravel et Moi.

8 septembre 1893 
                  
3 mois que Suzanne et moi avons rompu. J’en comprends maintenant la raison : 
une balance mal équilibrée ; je l’aimais plus qu’elle ne m’aimait … pauvre musicien qui    
se surprend à écrire au passé tandis qu’il souffre au présent.                                                                       
Me voilà affranchi, mais je crains qu’il ne coule encore beaucoup d’eau sous le pont 
Notre-Dame avant que ne s’effacent les marques que m’a laissé ma séduisante chaîne. 
Disparaîtront-elles totalement un jour ? Car oui, cette petite m’avait pris en entier. 
Si je surprenais son doux regard caressant un autre que moi, mes entrailles se déchiraient 
à l’instant ; que j’aperçoive l’esquisse d’un sourire complice qui ne m’était pas destiné 
et sur-le-champ résonnaient dans mes tempes les assourdissants tambours d’Afrique.
Peut-être est-ce même de là que viennent les tempêtes, des amours contrariées de Dieu.

Bien que l’exercice soit difficile, je commence à peine à reprendre possession de moi-même. 
Pour oublier Suzanne, je m’oublie dans le travail. Je joue, compose, puis si j’ai besoin d’une pause, je me pose et m’impose un peu de temps en compagnie de la fée verte ou autres relations de même tonneau, selon l’humeur de ma bourse.  
                                                
Et justement, mardi dernier, le "Figaro musical" m’a engraissé de 100 frs avec l’achat de deux de mes Gnossiennes. J’ai profité de ce surpoids monétaire pour inviter un de mes bons amis, le peintre Marcellin Desboutin. Nous avons sauté depuis la Butte pour atterrir pieds joints à Pigalle, café de la Nouvelle Athènes. J’affectionne cet endroit et Marcellin plus que moi. C’est son fief. D’ailleurs Degas, dont j’apprécie l’avant-gardisme même si des critiques « peigne cul » raillent sa peinture, y a même peint Marcellin et l’une de ses amies actrice assis tous deux devant une absinthe, c’est dire si mon Desboutin fait partie du décor. 

Nous étions attablés en terrasse. Marcellin profitait du voile orangé d’un soleil automnal recouvrant la place Pigalle pour m’expliquer l’art de la lumière et des couleurs, lorsqu'un père et son fils, presque un homme, vinrent à notre table saluer mon ami.                
Ce dernier les invita à s’asseoir  à notre table.

  – Je te présente Joseph Ravel, génial ingénieur inventeur et son fils, Maurice, excellent pianiste à la carrière prometteuse paraît-il.

Le jeune homme, de modestie baissa les yeux. Je soulevais mon chapeau et me présentais.

- Enchanté. Erik Satie, Gymnopédiste et compositeur indépendant.

Le jeune Maurice releva la tête et je vis naître un discret sourire au coin de ses lèvres.       Joseph, contrairement à ce qu’aurait pu le laisser supposer son statut d’ingénieur, semblait être plutôt un bon vivant. La suite le confirma puisque nous restâmes tous les quatre à boire et discuter jusqu’à ce que la fraîche nuit nous sépare.                  
J’ai apprécié les Ravel ; le père pour sa cordialité associée à son érudition, et le fils, malgré son jeune âge et son appartenance au conservateur conservatoire, pour son esprit d’indépendance musicale qui me l'a rendu éminemment sympathique. 
Je pense revoir le jeune Maurice et l’écouter jouer. Dans tous les cas, je lui souhaite de réussir car sa vision et sa sensibilité à propos de la Musique ne sont pas pour me déplaire.  

Sinon, je compte fonder ma propre église : L'Église Métropolitaine d'Art de Jésus Conducteur que je destine à combattre la société grâce à la musique et la peinture. Riez, riez, vous verrez ! Je suis d’ailleurs en train de composer une Messe des Pauvres pour ma première cérémonie qui aura lieu dans mon « Placard », tout du moins pour la première cérémonie.
Et ensuite ?