Vénérés liseurs inconnus, en ce jour de la Saint-Luc, patron des artistes (qu'il doit être occupé pour ne même pas avoir le temps de jeter un oeil sur mes compositions !) je me porte bien mieux que mon portefeuille, quoique que je ne sois guère plus épais que lui. Je suis heureux d'avoir conquis mon indépendance mais, revers de la médaille, j'ai dû sous la pression des urgences quotidiennes vendre tous mes meubles, et, certains d'une telle valeur financière qu'il m'a été douloureux de les céder à un injuste prix. Ne me reste plus que ce lit au sommier souffreteux où, faute de chaise, je suis présentement assis et cette petite table sur laquelle je me pose afin de laisser glisser ma plume. Mais je ne me plains pas de l'actuelle situation. Les difficultés financières (que j'aime à cultiver l'euphémisme) n'entament en rien, ou à peine, ce bonheur de composer ma propre vie et composer tout court ; en ce moment, des Gnossiennes. Quand je ne crée pas dans mon coin, je joue pour les noctambules de la Butte. Depuis quelques mois, j'ai la chance que Salis m'ait engagé au Chat Noir comme tapeur à gages pour remplacer Fumet. Les quelque sous qui entrent dans ma poche ne font pas long feu certes, mais qu'importe, je me sens autant à ma place dans cet endroit qu'un pape catholique au Vatican. Je côtoie, au milieu des vapeurs d'alcool et des stratocumulus de fumée, tout ce que Montmartre compte d'artistes plus ou moins talentueux et de toutes disciplines. Certains délirent tout haut, d'autres délitent tout bas, d'autres encore se battent à coups d'aphorismes … à ce propos, et ni voyez aucun chauvinisme, Alphonse Allais mon cher compatriote et voisin de naissance (nous sommes nés à quelques encablures) est certainement le plus doué de cette hétéroclite assemblée de maîtres de l'humour (où votre serviteur apporte parfois avec toute la modestie qui le caractérise, son écot à ces joutes verbales). Oui, j'aime l'idée que je suis une pièce de ce " temple de la convention farfelue " comme l'a appelé l'autre soir mon ami Delatour. Sanctuaire de riche folie où bourgeois, manants, intellectuels, hommes politiques, artistes, se côtoient, s'interpellent, s'asticotent, se rabibochent et lèvent le coude à l'unisson. Relations admirablement incongrues. Quant à la rue Condorcet, je songe sérieusement à la quitter pour m'installer au coeur de Montmartre. Plonger corps et âme en plein pays de bohème. Et si j'en parlais à Delatour ? Nous pourrions partager le loyer qui soutient le même toit ?
Lourd comme une plume
18 octobre 1889
Vénérés liseurs inconnus, en ce jour de la Saint-Luc, patron des artistes (qu'il doit être occupé pour ne même pas avoir le temps de jeter un oeil sur mes compositions !) je me porte bien mieux que mon portefeuille, quoique que je ne sois guère plus épais que lui. Je suis heureux d'avoir conquis mon indépendance mais, revers de la médaille, j'ai dû sous la pression des urgences quotidiennes vendre tous mes meubles, et, certains d'une telle valeur financière qu'il m'a été douloureux de les céder à un injuste prix. Ne me reste plus que ce lit au sommier souffreteux où, faute de chaise, je suis présentement assis et cette petite table sur laquelle je me pose afin de laisser glisser ma plume. Mais je ne me plains pas de l'actuelle situation. Les difficultés financières (que j'aime à cultiver l'euphémisme) n'entament en rien, ou à peine, ce bonheur de composer ma propre vie et composer tout court ; en ce moment, des Gnossiennes. Quand je ne crée pas dans mon coin, je joue pour les noctambules de la Butte. Depuis quelques mois, j'ai la chance que Salis m'ait engagé au Chat Noir comme tapeur à gages pour remplacer Fumet. Les quelque sous qui entrent dans ma poche ne font pas long feu certes, mais qu'importe, je me sens autant à ma place dans cet endroit qu'un pape catholique au Vatican. Je côtoie, au milieu des vapeurs d'alcool et des stratocumulus de fumée, tout ce que Montmartre compte d'artistes plus ou moins talentueux et de toutes disciplines. Certains délirent tout haut, d'autres délitent tout bas, d'autres encore se battent à coups d'aphorismes … à ce propos, et ni voyez aucun chauvinisme, Alphonse Allais mon cher compatriote et voisin de naissance (nous sommes nés à quelques encablures) est certainement le plus doué de cette hétéroclite assemblée de maîtres de l'humour (où votre serviteur apporte parfois avec toute la modestie qui le caractérise, son écot à ces joutes verbales). Oui, j'aime l'idée que je suis une pièce de ce " temple de la convention farfelue " comme l'a appelé l'autre soir mon ami Delatour. Sanctuaire de riche folie où bourgeois, manants, intellectuels, hommes politiques, artistes, se côtoient, s'interpellent, s'asticotent, se rabibochent et lèvent le coude à l'unisson. Relations admirablement incongrues. Quant à la rue Condorcet, je songe sérieusement à la quitter pour m'installer au coeur de Montmartre. Plonger corps et âme en plein pays de bohème. Et si j'en parlais à Delatour ? Nous pourrions partager le loyer qui soutient le même toit ?
Vénérés liseurs inconnus, en ce jour de la Saint-Luc, patron des artistes (qu'il doit être occupé pour ne même pas avoir le temps de jeter un oeil sur mes compositions !) je me porte bien mieux que mon portefeuille, quoique que je ne sois guère plus épais que lui. Je suis heureux d'avoir conquis mon indépendance mais, revers de la médaille, j'ai dû sous la pression des urgences quotidiennes vendre tous mes meubles, et, certains d'une telle valeur financière qu'il m'a été douloureux de les céder à un injuste prix. Ne me reste plus que ce lit au sommier souffreteux où, faute de chaise, je suis présentement assis et cette petite table sur laquelle je me pose afin de laisser glisser ma plume. Mais je ne me plains pas de l'actuelle situation. Les difficultés financières (que j'aime à cultiver l'euphémisme) n'entament en rien, ou à peine, ce bonheur de composer ma propre vie et composer tout court ; en ce moment, des Gnossiennes. Quand je ne crée pas dans mon coin, je joue pour les noctambules de la Butte. Depuis quelques mois, j'ai la chance que Salis m'ait engagé au Chat Noir comme tapeur à gages pour remplacer Fumet. Les quelque sous qui entrent dans ma poche ne font pas long feu certes, mais qu'importe, je me sens autant à ma place dans cet endroit qu'un pape catholique au Vatican. Je côtoie, au milieu des vapeurs d'alcool et des stratocumulus de fumée, tout ce que Montmartre compte d'artistes plus ou moins talentueux et de toutes disciplines. Certains délirent tout haut, d'autres délitent tout bas, d'autres encore se battent à coups d'aphorismes … à ce propos, et ni voyez aucun chauvinisme, Alphonse Allais mon cher compatriote et voisin de naissance (nous sommes nés à quelques encablures) est certainement le plus doué de cette hétéroclite assemblée de maîtres de l'humour (où votre serviteur apporte parfois avec toute la modestie qui le caractérise, son écot à ces joutes verbales). Oui, j'aime l'idée que je suis une pièce de ce " temple de la convention farfelue " comme l'a appelé l'autre soir mon ami Delatour. Sanctuaire de riche folie où bourgeois, manants, intellectuels, hommes politiques, artistes, se côtoient, s'interpellent, s'asticotent, se rabibochent et lèvent le coude à l'unisson. Relations admirablement incongrues. Quant à la rue Condorcet, je songe sérieusement à la quitter pour m'installer au coeur de Montmartre. Plonger corps et âme en plein pays de bohème. Et si j'en parlais à Delatour ? Nous pourrions partager le loyer qui soutient le même toit ?
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