Écrire tout haut ce que je pense tout bas

18 novembre 1887
Au moment où naissent ces lignes, je ne sais si ma musique me survivra.                 Seule certitude : les paroles s’envolent et les écrits restent, raison pour laquelle je commence ce journal. J’ai depuis peu 21 ans et il est grand  temps pour moi de marier majorité avec liberté. LI-BER-TÉ . J’en ai déjà eu un avant goût l'an passé en réussissant à quitter le conservatoire, inconfortable maison aussi attirante qu’une prison, Dieu me préserve d’y retourner. Mais pour fuir ce carcan musical, il a fallu que je m’engage dans l’armée … d’où, là aussi, j'ai pu m'échapper par la grâce d’une pneumonie volontairement attrapée, je le confesse, poitrine au vent un soir d’hiver : réformé du 3ème régiment d’Arras (ces 4 mois là-haut m’ont semblé 4 siècles). Adieu képi rigide, paletot et retour à Paris. Voilà maintenant 3 mois que j'ai réintégré l'appartement de mon père et le fait est que je m'y sens maintenant aussi à l'aise qu'un hypocondriaque à un congrès de médecine.

Je pars de là pour arriver ici

21 novembre 1887
Mes bons amis, je couvre de baisers le jour prochain. En effet, demain je quitte définitivement la cellule (qui n’aura jamais si bien porté son nom) familiale. J’emménage dans une petite chambre rue Condorcet. Fi de ma belle-mère et de son encombrante mère acariâtre. Je laisse mon père avec ces deux vaches-là. Pauvre homme. Quand ma très chère et douce maman disparut, il semblait si inconsolable que l’idée ne m’avait pas effleuré qu’il se remarie un jour. De surcroît avec une demoiselle de 10 ans son aînée. Étrange d’être encore demoiselle quand on a largement l’âge d’être madame, non ?
« Je vous présente Eugénie Barnetsche. Elle est professeur de piano ». 
La belle affaire ! Aucune autre sur terre ne remplacera jamais ma mère, Jane. Jamais ! Huit ans que je souffre cette Eugénie qui s’attelle à régenter ma vie. Sans compter son académisme musical dépourvu de tout intérêt et qui m’insupporte au plus haut point. Merde à l’esclavage artistique ! Il y a quelques jours encore, une fois de plus, une fois de trop, elle s’est immiscée dans mon intimité. S’asseyant sur la bienséance, c’est sans prévenir qu’elle a ouvert la porte de ma chambre et, de fait, m’a surpris en compagnie rapprochée de la petite et fort aimable bonne de notre appartement.     Quel scandale ne nous a-t’elle pas fait !? Nous ne faisions pourtant rien de mal, oserais-je avouer que nous nous faisions même plutôt du bien. Mais que les choses soient claires, je n’ai en aucun cas dépassé les limites que la décence impose à un jeune homme vis-à-vis d’une jeune femme et n’ait donc porté atteinte à son honneur. Et quand bien même c'eût été mon souhait, je n’en aurais pas eu le temps, la marâtre veillait. Il est temps pour moi de larguer les amarres. Je ne supporte plus cette illusion de famille recomposée. Décomposée. Je m’en vais composer ailleurs. Voler de mes propres ailes. Vivre de mon propre zèle.
Erik (avec un K comme dans viking) Satie. Demain, 50 rue Condorcet.


Salammbô

4 décembre 1887
Ce matin il fait un froid à ne pas mettre un canard dehors.                        
Dans la rue, les gens n’ont qu’un nom à la bouche qu’ils prononcent enveloppé dans un nuage de vapeur : « Sadi Carnot ». Je ne suis pas mécontent d’avoir un ancien voisin à l’Elysée. En effet, notre nouveau président de la République élu hier a fait ses études au lycée Condorcet qui se trouve, non pas à 2 pas de mon nouveau chez moi, mais à exactement 41 (je les ai comptés tout à l’heure sous le regard intrigué du charcutier). Depuis hier soir je relis pour la seconde fois « Salammbô ». Monsieur Flaubert, vous êtes pour moi une source d’inspiration. Grâce à vous et vos Grecs, j’ai des idées de Gymnopédies qui me trottent dans la tête et agitent mes doigts. Ce soir, mon ami Contamine de Latour tient à me faire découvrir un nouvel endroit : Le Chat Noir. Cela tombe bien, j’ai soif de découvertes … et soif tout court, je dois bien l’admettre.


Notre-Dame

5 décembre 1887
Au lendemain de ma première soirée au Chat Noir, je me suis réveillé avec une telle gueule de bois que je n’ose tousser de peur de cracher des copeaux. À défaut de ne pouvoir travailler quelques accords de la Gymnopédie que je compose actuellement (mon pauvre crâne migraineux supporte à peine le bruit assourdissant des passants sur le pavé) une fois déposé ces quelques mots, je me rendrais encore à Notre-Dame. Dieu que j’aime cette cathédrale. Des heures entières je contemple sa nef, j’admire ses arcs boutant, je me remplis de la lumière de ses verrières, de la profondeur de ses peintures. Chaque pierre respire Dieu. Prier dans un lieu si majestueux est un privilège dont je ne me lasse pas. Et les orgues, les chants, la musique ! Dieu en personne fait jouer les anges …
Et cette migraine qui ne passe pas. Si je dois retourner un jour au Chat noir, je mettrai un chapeau Laurent.


Champagne !

27 décembre 1887
Aujourd’hui c’est champagne pour tout le monde ! ... mais en fait, non.
Pardonnez votre serviteur mais le pécule que m’a donné mon père quand j’ai quitté la maison n’autorise pas la roteuse, ce sera donc absinthe pour tout le monde et calva pour mes compatriotes normands. Mes chers fidèles liseurs, je suis fier de vous annoncer que pour la première fois, deux de mes compostions, « valse ballet » et        « fantaisie valse », ont été publiées dans le journal « Musique des Familles ».    
Voilà pourtant deux ans qu’elles étaient déjà couchées sur le papier.
De fait, mes quatre ogives composées (sans aucune barre de mesure n’en déplaise aux méchants) l’an dernier reprennent espoir. Depuis plus d’un an, elles sommeillent dans leur tiroir, probablement au grand bonheur de mes désormais anciens professeurs du carcéral conservatoire mais pas à celui, j’ose espérer, du public qui apprécie les artistes neufs qui combattent les « je-reste-sur-place ».
Mes ogives sont pures. Je ne les ai pas recouvertes de toutes ces lourdeurs orchestrales qui épatent tant la galerie « des oreilles poussiéreuses », vous savez, celle qui vassalise et fait l’opinion. Mais un temps viendra.
Hier je me suis rendu côté boulevard Magenta où mon père tient sa papeterie, convertie en librairie musicale puis en maison d’édition. Ne serait-ce pas pour faire plaisir à sa bien -ainée de dix années, accessoirement son épouse ? J’ai donc demandé à mon bonhomme de père s’il pouvait éditer trois accompagnements que j’ai composés sur des poèmes de mon ami C. de La tour. Il le fait pour cette Eugénie Barnetsche, il peut bien en faire autant pour mes petites pièces musicales et celles de mes amis n’est-ce pas ?
La prochaine fois, je lui parlerai aussi de mes « Sarabandes ».
Je m’habitue de mieux en mieux à mon bon quartier. Même si j’aime toujours autant fréquenter Notre Dame et la Bibliothèque Nationale, royaume de culture, je confesse que les nuits montmartroises me ravissent. J’ai encore récemment découvert, en haut de la rue des Martyrs, le Divan japonais, un café-concert où est aménagé au sous-sol   « un temple du bonheur. » Si vous saviez … il faudrait que je consacre un chapitre à chaque lieu que je découvre … plus tard peut être. Pour l’instant , je me prépare à me rendre au Chat Noir. Encore une fois. Mais cette fois-ci j’ai décidé que le garde suisse à l’entrée me présenterait à l’assemblée d’Hydropathes, d’artistes en tout genre et autres Lulus berlus sous le nom du              « Gymnopédiste ».


Songe d'une nuit d'hiver

14 septembre 1888
De plus en plus j’éprouve, sans réprouver, cette sensation d’isolement en société. C’est comme si j’habitais une île déserte au milieu d’un océan humain dans lequel, régulièrement, j’aime plonger puis, après m’y être bien baigné et rafraîchi, je retourne me sécher sur mon îlot à l’ombre d’un palmier (j’ai horreur du soleil). Et même si j’apprécie cette solitude et l’indépendance qu’elle me procure, il arrive qu’elle me pèse … comme ce soir. Mon frère Conrad me manque. Et Olga aussi, ma petite sœur. Comment vas-tu ? Que tu dois toi aussi te sentir bien seule, là- bas en Normandie. Et toi, cher Oncle Adrien, cher Sea Bird, si tu voyais ma vie. Que tu aimerais ! Montmartre, les cabarets, les artistes, cette douce folie que tu apprécies autant que ton bateau. Et ma mère ? Je retourne à mon piano.