Je brûle au Paradis

Sous ma couverture ocre rouge, le 14 février 1893 (soit 30 jours et 10 heures que j’ai embrassé son cœur)
C’est donc ça l’Amour ? Le Véritable Amour ? Depuis le temps que j’en entendais parler. Que je le lisais, le voyais, le respirais, le sentais tout autour de moi sans avoir jamais droit d’y goûter. Et me voilà maintenant invité à sa table, en place d’honneur. 

Biqui, ma chère petite Biqui, comme je vous chéris toi et ton fichu caractère.
Que je t’aime bêtement quand tu me souris. Que je t’aime aveuglément quand je te vois. Que je t’aime à la folie quand tu es sage. Que je t’aime douloureusement quand tu m’échappes. Que je t’haime quand tu m’énerves. Que je t’aime toujours.
Ma beauté céleste, tu as envahi mon cœur et annexé jusqu’à la dernière cellule de mon être.

Tiens, alors que j’écris, les cloches de Saint-Pierre viennent de sonner l’angélus.
Ma Biqui n’aurait donc quitté mes bras que depuis seulement 2 heures !?
Non, impossible ! Du temps des pendules et montres à gousset peut-être, mais du mien elle est partie depuis déjà des siècles.
Que je languis ce soir de la retrouver. Mais à ce moment précis, je suis loin d’elle et chaque seconde s’étire jusqu’à l’infini. Je crains que la nuit décide soudain de ne plus tomber, comme le matin décida un jour de ne plus jamais se lever pour ma mère.

Biqui, ma douce Biqui, cet excès de bonheur, ce cristal si beau mais si fragile que tu m'offres, il me semble qu’au moindre souffle mauvais, il explosera en des milliers de morceaux et que chaque éclat déchirera des bouts de moi-même.
Tel un prisonnier qui, où qu’il se tourne, n’aperçoit que des murs, moi tel un esclave pris dans des filets d’or, où que je regarde, tout ce qui m’entoure porte le masque de ma maîtresse.

Biqui, ma tendre Biqui, son corps, mes mains, ses lèvres, ma bouche, son cœur, mon âme. Je rêve d’un ménage à quatre : elle, moi, sa peinture, ma musique.
Je ne désire rien d’autre que de ne faire plus qu’un avec elle, comme cette nuit, et rester ainsi jusqu’au-delà de l’éternité.
Oh oui je l’aime. Pire, je brûle. Et j’ai peur.
Peur de l’aimer plus qu’elle ne m’aime, de la désirer plus qu’elle ne me désire.
Peur d’être cet homme-oiseau planant au-dessus d'une mer d’étoiles et auquel on va couper les ailes en plein vol pour finir écrasé sur une terre de rocaille réduisant mon cœur en une infâme bouillie.

Je souffre ce Bonheur à juste deux consonnes et une voyelle de Malheur.
Je souffre de ne la vouloir que pour moi seul, tout le temps, partout, pour toujours ; mais comment la garder, elle, aussi insaisissable qu’une anguille dans un baquet d’huile. Je m’en veux de la vouloir autant.
Le vertige m’emporte quand je l’imagine poser dans l’atelier de Puvis de Chavannes, Renoir, ou Lautrec, si grands soient-ils, si respectueux de leur talent que je sois, je ne peux m’empêcher de les détester dans ces moments-là.
Je hais jusqu’à l’insecte qui ose poser ses sales petites pattes velues sur elle.
Combien d’hommes en pensée ai-je tués d’avoir posé leurs yeux sur ses courbes ?
Combien de visages en songe ai-je défigurés pour avoir juste croisé son regard ? 
Ivre d’amour, je ne me contrôle plus et je crains me réveiller un jour avec une gueule de bois dont je ne me remettrais jamais … au moins serais-je peut être vacciné à tout jamais de cette ivresse des sentiments ?

Au matin de notre première nuit ensemble, je lui avais fait ma demande en mariage. Elle avait souri, avait pris ma tête entre ses mains, l’avait posée contre ses seins et tandis que les battements de mon coeur atteignaient le rythme d’un cheval au galop, les siens adoptaient celui lent et régulier de la nourrice qui berce le nourrisson.
J’ai compris alors que je courais à ma perte ; mais comme le papillon attiré par la lumière et qui sent d’instinct qu’il va brûler, je ne peux empêcher ce que je suis d'aimer ce qu'elle est. Et puis qui sait si la foi n'attire pas les miracles ? Que nous vieillirons pas ensemble ? ... espoir désespéré.
En revanche, seule certitude : mon amante m'aimante et je ne peux résister à sa sublime attraction, alors si je dois brûler, ce sera au paradis.

"MA BIQUI" : SUZANNE VALADON

1 commentaire:

  1. Merci pour ces hommages à Satie, un inclassable musicien qui nous a laissé des musiques singulières, charmeuses, envoutantes et mystérieuses...

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